Parler aux défunts
Laetitia se présente à la maison un après-midi pluvieux à Tahiti. Elle est impatiente de me rencontrer, son amie lui a dit beaucoup de bien de mes services. Je sens sa nervosité. Ses grands yeux explorent les détails de mon apparence. Je commence à être habituée à cette inquisition visuelle inconsciente, comme si les personnes cherchaient à détecter cette puissance dont ils ont entendu parler ou la source de cette magie qui opère quand ils consultent. Cela me serre le cœur, je m’appelle Céline et je suis une femme comme les autres…
Quand elle s’assoit, je cligne des yeux. Laetitia fait partie des personnes qui m’accordent naturellement leur confiance et je vois immédiatement en eux, comme un livre ouvert. Je vois des montagnes, des arbres, une campagne. Un esprit flotte. La jeune femme m’observe en silence. Elle sait que je vois. Elle se met à trembler intérieurement. L’émotion grandit. J’agite la tête et je soupire.
« Mais pourquoi veux-tu me parler jolie fleur ? Laetitia écarquille les yeux.
- C’est mon grand-père, c’est ça ? Il est là n’est-ce pas ?
- Il vous appelait jolie fleur ?
- Oui. Et quand vous avez parlé, vous avez bougé la main comme il le faisait toujours.
- Ah. Et alors, que voulez-vous demander à votre grand-père ?
Laetitia me confie l’histoire de sa famille. Elle a bossé son intergénérationnel. Elle balaye les problèmes de terre, l’orgueil corse, l’héritage de la guerre, la médecine qu’elle pratique. Elle s’en veut d’être partie. Elle se sentait étouffée par leurs histoires. Mais son grand-père… Son grand-père, c’était son roc. Il est décédé, elle était à Tahiti. Elle n’a pas pu le revoir avant sa mort. Elle commence à pleure avec tristesse. Le grand-père apparait enfin. Un bonhomme tout bougon qui cache sa sensibilité. A ce moment, un oiseau passe près de nous. Laetitia comprend et elle se reprend.
- Il n’aimerait pas me voir pleurer.
- Vous avez le droit de pleurer…
- Je sais. C’est juste qu’il était fier.
- Il est toujours fier.
- Il sait que je suis désolée.
- Il dit que ce n’est pas votre faute si votre mère ne vous a rien dit.
- Je lui en veux.
- Elle voulait vous protéger. Puis elle est têtue, comme lui.
- Il est vraiment là. C’est fou. J’ai l’impression de l’entendre.
- Il est à côté de vous.
Je pointe un espace vide à la gauche de Laetitia. La jeune femme tourne sa tête, des larmes coulent. J’ai l’impression qu’elle enlace invisiblement ce grand-père à qui elle n’a pas pu faire ses adieux. Le vieil homme lui aussi a la larme qui monte. Il se laisse émouvoir. Il râle en me disant que la mort, ça rend couillon. Je ris.
- Qu’est-ce qu’il a dit ?
- Il a dit que la mort, ça rend couillon. Il s’est mis à pleurer, je pense que montrer ses sentiments, ce n’était pas son truc.
- C’était un homme. Un corse. Un ancien de la guerre. Il fallait tenir, m’explique Laetitia.
- Je me suis bien trompé, répond le défunt. Il n’y a que les sentiments qui comptent. Dis-lui bien toi, ce sont les sentiments qui comptent, pas les médailles ou ces foutus chantiers qui mobilisent son père.
Quand je répète à Laetitia, la jeune femme approuve. Elle fait le lien avec son métier qui ne ressemble plus à du soin mais à une machine administrative et financière. La transition permet de parler de son métier de médecin et de pourquoi elle est venue à Tahiti, loin de sa famille. Elle voulait réparer, guérir les corps… Les non-dits. Elle me confie que la médecine des émotions c’est l’avenir. Je me marre. Encore un signe de confiance et un acte de légitimation. Elle repart, le grand-père reste.
Après ma douche, je m’aperçois que mon chat est en grande discussion avec le défunt.
- Ah non, je ne fais d’heures supplémentaires.
- Tu n’aimes que les célébrités c’est ça ? Le vieux a touché juste. Depuis Prince, j’ai un taux de fréquentation élevée de chanteurs hommes décédés.
- Je vous écoute.
- Toi, tu sais des choses qu’un humain ne devrait pas savoir, pourquoi ?
- Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
- Tu parles à ma petite-fille et tu m’entends. Tu vois les morts. Et si j’en crois ton chat, tu connais plein de monde de pleins de dimensions.
- Merci mon chat. Serapis se lève et s’étire devant moi en me montrant ses fesses. Il s’éloigne la mine amusée. Je ne sais pas pour le monde ou les dimensions, mais si vous voulez ma version des faits, ça m’a tombé dessus comme un bus tombe du ciel, avec pertes et fracas.
- Les hommes, hein ?
- Les hommes, oui. Ou plutôt, l’amour avec les hommes. Je crois que je suis maudite… Et c’est une médium qui dit ça.
- Hm… Tu ne crois pas aux malédictions.
- Je crois que l’on peut dire des choses qui font mal, cela suffit, non ?
- Je sais. J’ai dit du mal de ma fille et à ma fille, elle en souffre aujourd’hui. Et Laetitia aussi.
- Et si tu allais lui dire à ta fille.
- Je suis mort.
- Et alors, cela t’empêche de parler aux vivants ? Tu viens de parler à un chat.
Sur ces entre faits, le vieux me quitte immédiatement. Quelques jours plus tard, Laetitia m’appelle pour m’expliquer que sa mère a enfin pu récupérer sa part d’héritage, son oncle a abdiqué. Je souris. Elle me demande si j’y suis pour quelque chose. Je réponds que non, c’est son grand-père. Elle rétorque qu’un patient lui a offert une fleur aujourd’hui en l’appelant Céline par erreur. Je concède que la coïncidence est improbable. Quelques jours plus tard, je vois une rose apparaître sur mon fil Facebook, c’est le grand-père corse qui me l’offre.