Au Mali avec un marabout
La route interminable de la thèse prend un goût de fin. Et comme à mon habitude, je me promets de célébrer l’événement de la soutenance de thèse à ma façon. Carlos tient sa parole et je me trouve avec plusieurs choix de carrière. Je suis invitée à Barcelone à passer des entretiens, je visite la Tour Agbar et la ville avec la chance de l'élite. A Paris, c'est le quartier haussmannien et les perspectives d'une vie parisienne. J’opte finalement pour un poste à Bruxelles avec la Commission européenne. J’ai toujours su que j’irais dans cette ville, la proposition de job apparait comme une évidence. Aussi, avant de m’aventurer au pays des spéculoos et me heurter à un froid qui me terrifie par anticipation, je décide de partir à la conquête d’un nouveau mythe, celui de Tombouctou.
Quand je m’envole pour Bamako, je n’ai aucune idée de mon programme. Grâce à une amie d’amie que je rencontre deux jours avant mon voyage, j’ai une famille qui me reçoit au pied levé. Ils apprécient ma spontanéité et je leur annonce que j'ai l’intention de partir pour Tombouctou, l’inaccessible. Le père de famille, Moulaye, me donne les conseils pour prendre le bus et aller à Hombori où vit un de ses amis. Ce dernier pourra m’expliquer comment se rendre à Tombouctou. Pour me convaincre, il m’explique que le village est le « American Valley » du Mali avec la Main de Fatma et que cela devrait me porter chance. L’argument fait mouche, je reviens de l’American Valley et je suis convaincue. Il affiche malgré lui son inquiétude. Je vais voyager dans des zones inadaptées à une femme seule. Mais ma détermination le rassure. Avec une telle force me dit-il, je ferai fuir un bataillon de la pire espèce. En guise de bon voyage, il m’accompagne au bus et j’embarque.
Dans le bus, je suis évidemment la seule européenne. Le voyage est de nuit et il s’annonce long. Les sièges ne sont pas des plus confortables et le bus grince à chaque changement de vitesse. Je m’habitue à l’atmosphère bien décidée à dormir le maximum d’heures. Au beau milieu de la nuit, nous faisons un nouvel arrêt. Cette fois-ci, je sens un changement d’ambiance. Le contrôle police parait plus strict et les voyageurs semblent plus tendus. J’essaie de dormir quand je sens qu’un passager qui vient de monter à bord, s’assoit à côté de moi. J’entrevois son pantalon kaki et place mon visage contre la vitre. Un instant, je sens un métal froid sur mon avant-bras. J’ouvre les yeux. Le passager est un militaire, son arme glisse sur ma peau. Lui sourit avec ses dents blanches alignées. « Ne vous en faites pas, je vous protège. Il y a des rebelles qui trainent dans la zone. » J’hausse les sourcils avec gratitude et me rendors. Non sans difficulté cette fois-ci.
Le lendemain, en début d’après-midi, j’arrive au village et on me guide vers Moussa, le propriétaire d’un camping et ami de Moulaye. Moussa m’attend et quand il me voit arriver, il a des yeux admiratifs. « Une blanche qui vient seule jusqu’ici… Toi, on va te faire dormir là où il faut. » Ses yeux sont mystérieux. Il regarde son épouse qui comprend et elle part préparer ma chambre. Moussa m’offre un plat et m’explique qu’aller à Tombouctou n’est pas facile pour un touriste seul. Tout le monde va vouloir me faire cracher beaucoup d'argent. Mais il me conseille de ne pas s’inquiéter. Il y a toujours des chauffeurs qui doivent aller récupérer des touristes, ils seront contents de gagner 30 dollars si j’accepte de les donner… Mais pas plus. Je m’amuse quand son épouse revient. C’est prêt.
Moussa se lève et me montre la main de Fatma. Il m’explique que c’est un lieu saint, un lieu sacré. Cette nuit va me porter chance pour mon voyage de demain. Il se décide à me montrer ma chambre… qui s’avère être un hutte de bois d’à peine un mètre de hauteur. Si j’y vais maintenant, j’aurais chaud et je devrais prendre une douche avec les seaux disposés sur le côté. Ce qu’il me conseille de faire, pour me purifier. La nuit, en revanche, la structure va me protéger du froid et Moussa me promet que je vais bien dormir. Je m’exécute. Le soir, avant de me coucher, j’observe le ciel magnifique, les étoiles, la voie lactée et une étoile filante. Je dors comme un bébé. Ce n’est qu’après des années, en découvrant les chamanismes, que j’ai réalisé… J’ai dormi dans une hutte de sorcier.
Le lendemain, Moussa me lâche en centre-ville. Il me dit d’attendre, un chauffeur va passer. J’ai confiance et je m’assieds. Des gamins passent et se mettent à jouer. Un chat vient frotter mes jambes et j’attends le temps qui passe. Un vieil homme s’approche et me souris. Je me demande s’il veut de l’argent. Il me fait signe de le suivre. J’observe la rue calme et il me montre le café. Là, il parle et le gérant m’apporte un café. Je m’étonne du cadeau mais apprécie le liquide délicieux. Un premier taxi passe. Il s’arrête. Il veut 100 dollars. Je refuse. Un autre passe. Il s’arrête. Il veut 100 dollars. Je refuse. Le premier taxi revient. Il me propose 80 dollars. Avec foi, je refuse. La matinée passe et je me mets à gribouiller sur mon carnet. Un troisième taxi passe, il veut 50 dollars. J’hésite. Le soleil commence à piquer. Le premier revient et ils partent dans une vive discussion. Ils s'engueulent en claquant des portes et en tapant sur la tôle chaude de leur véhicule. Finalement, le premier conducteur revient. « C’est bon, c’est 30 dollars. C’est Moussa qui m’a dit. »
Je souris et nous partons après avoir offert un paquet de gâteaux au vieillard qui me remercie et me souhaite bonne chance. La route défile. Le taximan est agacé. Nous sommes partis trop tard. Nous avons une chance d’obtenir le dernier bateau mais elle est maigre. J’aurais dû lui dire que je connaissais Moussa. Nous aurions eu plus de temps pour rejoindre la berge. Puis il s’embourbe. Nous voilà retardé. Il s’agace encore plus. Quand nous arrivons, la barge vient de quitter le quai. Il me regarde, il est désespéré. Il comprend que je n’ai rien avec moi et me propose d’aller chercher de quoi manger. La nuit tombe drastiquement vite. Nous voilà arrivés dans un petit village voisin, il fait sombre, aucune lumière. Une épicerie au loin est éclairée par un panneau Coca Cola. Je souris d’ironie. Ladite civilisation éclaire l’état dit nature sauvage, c’est presque pathétique.
Quand je descends, des enfants approchent. Le taxi les ignore, il les chasse et les gamins se tournent. Je leur souris, ils s’avancent timidement et je me laisse approcher. Une petite fille vient à ma rencontre et je me baisse à son niveau. Immédiatement, elle touche mes cheveux blonds complètement interloquée par leur couleur et leur texture. Elle caresse avec douceur et innocence, son regard curieux se grave dans ma mémoire ainsi que sa main qui caresse mon visage, interpellée par ma peau blanche. Le chauffeur de taxi se marre. « T’as mérité un coca toi ! » Je ris amère, évidemment, il n’y a pas d’eau à l’épicerie, que des boissons sucrées industrielles. J’opte pour un Seven-up par pur esprit de contestation en protestant. Mon coéquipier d’aventure se moque gentiment, « c’est bien une préoccupation de blanc, ça. » Voilà le comble de l'ironie. L’eau, c’est la vie dont le coca est la réalité.
Nous repartons près du quai et je découvre que nombreux campements se sont montés. Le taxi m’explique qu’il a un gars qui nous a gardé la place pour qu’on embarque dans la première barge au lever du jour. Nous nous approchons et je découvre des piquets délimitant deux espaces avec des tapis. Un homme aux traits fins me salue avec respect et me montre ce qui va me servir de chambre. Il m’a préparé un thé et se dit honoré de ma présence. Il promet de veiller sur mon sommeil. Le taxi part et je me retrouve seule et fatiguée. Je passe la nuit à la belle étoile, surveillée par cet homme qui n’aura pas fermé l’œil pour préserver ma sécurité. J’ai à nouveau très bien dormi.
Le lendemain, enfin, je vois la ville de Tombouctou. Le taxi me laisse en centre-ville, il est pressé de récupérer ses touristes. J’erre dans les rues mythiques hypnotisée par les portes, les entrebâillements et l’atmosphère qui se laisse deviner. Vite, un gamin me repère. Malik m’attend. C’est Moussa qui a prévenu. Un adolescent se présente. Il est Demba le conteur de la ville, il sait que je devais venir. Il m’accompagne lui aussi, chez Malik. Une suite de gamins se joignent à nous au fil des dédales. Chaque pas est un rire amusé par qui je suis ou plutôt, ce que je représente. Je ne sais pas qui est Malik mais quand j’entre, lui et sa femme me connaissent. Je suis l’européenne qui a du courage. Ils ont préparé une chambre pour moi et un seau d’eau pour que je prenne une douche. Peu après, Demba revient pour m’amener au désert, ordre de Malik.
Nous marchons jusqu’aux dunes blanches et soyeuses qui contrastent avec l’orangé des dunes de Merzougha. Là, nous retrouvons un petit campement où Demba achète du thé. Des gamins nous rejoignent et nous partons sur une dune. Après trois verres, Demba commence un récit, puis deux. Les enfants sont captivés et moi aussi. La nuit s’annonce et nous écoutons les légendes bercés par la voix de l’adolescent emporté par son art. Je me délecte du thé amer, doux et délicieux de ce moment de vie improbable.
Le lendemain, j’explique à Malik que je rêvais de voir Tombouctou pour ses célèbres tablettes. Il comprend et fait appeler son fils Sékou. Il doit me mener chez le vieux. Là, après des délires de rues et ruelles, nous arrivons dans un édifice appelé bibliothèque en arabe. J’entre dans le lieu poussiéreux quand un homme à la peau brune et à la barbe blanche m’accueille. Je lui explique mon voyage et il me bénit dans un français arabisé touchant. Il me montre plusieurs des tablettes stockées dans des vitrines pour certaines, dans des caisses en bois pour d’autres. Je réalise la fragilité de cette culture. Peu après, je vais à la bibliothèque rénovée par l’UNESCO et j’ignore si cette version de l’histoire me convainc avec son aspect suranné.
Je termine ma soirée, j’ai fait le tour de Tombouctou, cela fait six jours que je suis au Mali. Je décide de rentrer et Malik m’encourage à saisir l’opportunité de l’Aïd toute proche, de nombreux bateaux transitent vers Mopti chargé du bétail destiné à la fête. Je pars le lendemain pour le quai sur le fleuve, mon taxi moto crève sur la route. Il me regarde en me demandant si j’ai demandé l’autorisation de partir à la ville… Car on ne quitte pas Tombouctou sans son accord. Je m’exécute et là un taxi s’arrête. Le motocycle me pousse à monter quand un ami débarque pour l’aider avec son pneu. Je le quitte et j’arrive devant les bateaux alignés.
Des grandes pirogues remplies de moutons attendent la fin de journée pour naviguer. Je demande une place sur le toit comme les autres voyageurs et le guichetier me la donne avec une certaine résistance et une inquiétude évidente. Je regarde avec lui la tôle en fer et me demande comment me mettre à l’ombre pendant le voyage. Je vais passer deux jours exposée au soleil, le projet est fou mais je suis convaincue de trouver une solution. Toujours résolue, j’attends à une table avec un petit déjeuner quand un homme se présente. Il s’appelle Ali, il est cuisinier pour une dame qui rentre à Mopti avec sa pirogue privée. Je suis invitée à voyager avec eux. Je découvre que la pirogue de taille moyenne est attelée à la grande et à son bord, sa propriétaire sirope un jus de fruit. Elle me salue et je comprends. J’accepte avec joie, une nouvelle fois protégée par les circonstances.
Nous voguons avec la douceur des événements sur le magnifique fleuve du Niger. Pendant deux jours, Ali anime la vie avec ses plats et ses chansons. Quand nous arrivons à proximité de Mopti, le fleuve donne l’impression d’être une grande mer à perte de vue animée par le limon brunâtre et des flots irisés par le balai des pirogues. La scène est spectaculaire. Un coup d’accélérateur et nous passons une sorte de barrière de courant pour entrer dans Mopti. La dame me demande ce que je vais faire maintenant. J’ai encore sept jours devant moi. Je vais me laisser aller à découvrir le Pays Dogon grâce à l’ami d’une amie qui s’appelle Koné. Elle acquiesce satisfaite de m’avoir mené à une nouvelle porte du voyage.
Quand j’arrive, je demande Koné au marché. On m’indique qu’il va venir. Je me demande un peu comment c’est possible. Une demi-heure après, Koné se présente. Je lui explique que je suis l'amie de Cécilia et que j’aimerais bien découvrir le Pays Dogon. Il affiche un grand sourire, il doit aller voir sa famille pour la fête et me propose de lui payer les frais de son déplacement contre le fait de m’y conduire et de me servir de guide. Encore une opportunité improbable et nous partons rejoindre la célèbre faille mythique. Les jours défilent avec leurs images inoubliables au cœur de cette faille légendaire. Si les paysages sont magnifiques, ce sont les moments humains qui gravent mon cœur d’une humanité terrestre, quotidienne, simple.
Quand nous entrons en Pays Dogon, nous entendons des voix. Il y a quelque chose de suspendu. Le ciel est bleu, il y a des nuages en forme de cœur qui parsèment un peu d’ombre sur la chaleur du sol et de l’air. Je m’arrête en écoutant cette mélodie, elle est puissante et profonde. Koné se tourne et pointe un champs. « Ce sont les femmes, elles chantent pour s’entraider en travaillant. » Il s’immobilise à son tour et se met à prier. Je ferme les yeux, j’ai l’impression de ressentir le rythme cardiaque de ses femmes quand un oiseau traverse la plaine.
Immédiatement, je le suis. C’est comme s’il me montrait le chemin. Koné marche avec moi sans protester. Dans l’étendue sèche et vide, nous arpentons une voie hors sentier quand nous nous approchons d’un arbre, seul et majestueux. Autour, des ombres. Quand nous nous approchons, nous distinguons des silhouettes masculines toutes bien vêtues. Koné fait un signe en mettant son doigt sur sa bouche. Nous marchons doucement, comme des félins discrets. Les hommes répètent le chant d’une sourate qu’un homme coiffé d’une barbe blanche et d’un kufi[1]. Koné me murmure qu’ils bénissent le puits. Mes yeux zigzaguent et je découvre un cercle de pierres avec un sceau. Evidemment, il fallait que je trouve l’eau… et les hommes. La prière s’arrête et le sage ouvre les yeux. Le groupe avec lui. Il nous voit et affiche un grand sourire, il nous remercie.
« C’est un bon signe, m’explique Koné. Un étranger qui vient pour une bénédiction c’est comme recevoir la confirmation que l’eau va alimenter beaucoup de monde.
- Même si je suis une femme ?
- Même si tu es blanche Céline, tu as le cœur pur, et lui, c’est un chef spirituel. Il voit ton âme.
- Certes. Et laisser les femmes travailler pendant qu’ils boivent le thé sous un arbre, c’est spirituel.
- Tu as l’esprit étroit, viens. Je vais te masser ce soir, il faut te libérer la tête. »
Le soir, Koné m’amène chez sa mère. Ils ont préparé une salle pour que je reçoive le massage sacré au beurre de karité. Il m’explique que sa sœur va rester à côté. Elle va prier pour moi. J’ai l’impression que c’est une manière de ma rassurer sur ses intentions. Quand il glisse ses mains sur ma peau, je sens l’encens, une odeur fumée qui flotte. La mère a allumé un feu dans la cour. Immédiatement, j’ai l’impression que mes côtes lâchent. Une tension le long de mon cou claque et se détend. Je plonge dans la chaleur de la terre. J’ai l’impression que mon corps s’unit au sol. Quand il termine, Kone m’amène à une bassine chauffée par le feu. Sans m’en apercevoir, je tombe dans le sommeil où je rêve des étoiles.
Le lendemain, nous repartons sur le chemin de pèlerinage. Nous visitons les habitats traditionnels de la célèbre faille de Bandiagara. Quand je plonge mon regard depuis les maisons vers la plaine, j’ai l’impression de voir des transhumances, des peuples qui voyagent et des visages de femmes, nobles et impériales. Dans l’ombre des résidences, je ressens des rires, des contes racontés le soir, un sommeil qui parle aux étoiles. Quand nous quittons pour rejoindre un nouveau village, Koné décide qu’il est temps que nous dînions avec d’autres étrangers, j’ai trop d’étoiles autour de ma tête.
Le soir, il m’emmène dans un restaurant où nous rencontrons un couple d’italiens, des allemands, un espagnol. Ils voyagent en groupe et sont surpris de me voir seule avec mon guide qui lui se présente, comme mon frère. Pas question pour Koné que je sois qualifiée de touriste, je suis « invitée dans son pays car ses ancêtres voulaient me rencontrer ». Cela amuse José, l’espagnol, qui est convaincu de ce qu’il dit. « Il a raison, tu as quelque chose en toi. » J’hausse les épaules. « Allons voir les étoiles ! » Sans attendre, je trouve les escaliers puis l’échelle qui mène à la terrasse. José me suit ravi d’une aventure. Quand nous arrivons, la voie lactée majestueuse. A cet instant, nous entendons des pas. Là, dans la cour voisine, des enfants jouent avec la lumière et créent des images de spectres et d’anges de la nuit. « Tu vois. »
Dernière journée, j’ai le cœur gros. Nous retrouvons un village plus animé et devons dormir dans un petit hôtel qui ressemble à un retour à la civilisation. Koné a des courses à faire. Il me dit d’attendre à un restaurant. Il n’y a personne, je tique un peu. « Tu verras, le spectacle vaut la peine ». Je reste une heure captivée par les animations de la route, des gamins, de la vie quotidienne quand 19h approchent. En quelques minutes, tous les bancs vident se remplissent. Je réalise qu’ils sont alignés devant la télévision. Le propriétaire allume l’écran. Je m’aperçois que les spectateurs, que des hommes, chuchotent entre eux. Leurs yeux sont impatients. Un générique commence, c’est une télénovela brésilienne. Pendant l’épisode, ils commentent discrètement quant à la fin, ils s’emportent. Les cris sont passionnés et les discussions animées, ils ne sont pas d’accord et partagent leur opinion sur ce que l’héroïne devrait faire. Koné revient. « Alors ? – Alors, Maria a choisi le mauvais prétendant. – Elles sont toujours comme ça les femmes, elles choisissent les bad boys. Tu sais ça, n’est-ce pas ? – Je sais ça. – Alors attend le bon et tu seras complète. »
Le lendemain, je laisse Koné à l’arrêt de bus, je pars vers Bamako, il retourne à Mopti. Il me fait promettre de suivre mon étoile. J’acquiesce sans comprendre et pourtant, je sais. Nous traversons des étendues désertiques avec des multiples arrêts au milieu de nulle part. Je somnole quand je suis réveillée par des cris épouvantables. Une fillette de 9 ou 10 ans est arrachée à sa sœur par son père et un vieil homme. Le vieux l’embarque dans le bus, des larmes tombent sur son visage. Je ne peux m’empêcher de pleurer avec elle. Je sais ce qu’il se passe. Cette gamine a été mariée de force. Elle se calme et se retourne pour me regarder. Ses yeux sont profonds et elle me sourit. Je lui déchire une page de mon carnet où j’ai dessiné un totem. Elle le prend comme un totem. Dans mes rêves les plus fous, elle est sauvée de son destin.
Prochain arrêt, la fillette repart avec son époux de cinquante ans son aîné. Elle est accueillie par une femme qui attend. Je soupire quand je vois un jeune homme au visage magnifique monter à son tour. Mon siège voisin vient de se libérer et j’ai la sensation que cet homme va s’asseoir à côté de moi. Ce qu’il fait sans hésiter. Il porte un bogolan magnifique et ses yeux sont avivés par le tissu. Il me regarde, me sourit et me salue.
« Je suis venu pour te rencontrer.
- Pardon ?
- Je suis marabout de mon village. Ce matin, les entrailles du poulet me l’ont dit. Je dois parler à l’étrangère qui voit les étoiles.
- Euh… Je ne crois pas.
- Tu sais ce que c’est un marabout ?
- Non pas vraiment.
- Nous ne sommes pas des sorciers, tu comprends. On ne fait pas le mal. Nous, on vient pour guider les gens. Je suis né marabout. Toi aussi.
- Si tu le dis. »
Il capte mon scepticisme. Peu importe pour lui. Il commence son récit. Là où il est né, le jour où il est né. Son père. Sa mère. Ses lignées. Il n’a que 20 ans et il connait l’histoire de sa famille, son village et de sa « montagne » avec précision et une passion évidentes. Il me parle d’une légende, de cette petite qui a touché mon cœur mais qui est protégée. La femme que j’ai vue, c’est la première femme. Elle va la protéger pour qu’il attende, le vieux. Je frissonne. Il parle d’un viol à retardement. « Ne t’en fais pas, c’est avec l’ombre que la force nait. » Sur ces mots, il appelle le chauffeur qui s’arrête. Il me salue et part au milieu de nulle part.
[1] Echarpe traditionnelle malienne de couleur bleue.