Au Bénin avec un sorcier qui vole

Peu après la Martinique, je continue le voyage rebelle de l’aventurière en quête de pays. Je candidate à la Guilde européenne du Raid, une organisation catholique qui envoie les jeunes en mission dans différents pays pour différents types de séjour. Ayant vécu au Maroc, il est estimé que je peux prétendre à des destinations moins confortables. J’insiste pour l’Afrique. Je veux le voyage brut, dur, sauvage, celui qui va tester mon âme d’exploratrice. Je reçois le Bénin comme réponse à ma demande. Quand j’annonce à ma mère, elle y voit une nouvelle facétie de ma part. Evidemment, son inquiétude transpire et son besoin de contrôle est rudement mis à l’épreuve. Convaincue, je pars avec Gaspar et Louise que je ne connais pas encore, pour enseigner le français pendant un mois dans un bidonville de Cotonou.

L’arrivée est une douche froide voire glaciale. Nos hôtes ont prévu de nous loger dans une chambre extérieure située dans la cour de la maison près de l’entrée. C’est luxe que nous ne réalisons pas, la famille ayant dû se serrer dans les deux pièces de la maison principale. A l’intérieur, un grand lit et un petit lit. Gaspar et Louise s’accordent pour dormir ensemble, ils se connaissent depuis l’enfance. Je me tourne vers le lit, un matelas en mousse rempli de mites sur un sommier cassé. J’argue que je préfère dormir sur la table avec une natte que de me retrouver avec des bestioles et des lattes dans le dos. La première nuit est une quête initiatique. Je tente de m’endormir sur le bois et sans moustiquaire. Le lendemain, Donatien, le père de famille, me trouve un autre matelas et fait réparer le lit. Je dis souvent que cette nuit est probablement la pire de ma vie. Elle a été difficile pour la dureté du couchage, l’épreuve de la conviction et l’absence de sommeil. Rétrospectivement, elle a été une nuit parmi tant d’autres nuits où une lutte perturbe la vérité en soi.

Le jour suivant continue d’apporter son lot de surprises et de bienveillance. Gaspar et Louise qui sont déjà malades, restent alités. Je pars seule à l’école pour remplir ma mission d’enseignement. Je suis attendue et dès mon entrée, les enfants se mettent à chanter. C’est un chœur qui se répond. Les voix me transportent et j’ai les larmes aux yeux tant les enfants sont heureux de ma présence. La salle est sombre, je ne distingue que leurs sourires et leurs yeux pétillants. Un instant, j’ai l’impression de vivre une scène de Les Dieux sont tombés sur la tête et je me relie à l’inconscient de la maitresse blanche qui vient donner des cours à des enfants noirs. C’est la réalité et elle est tendre.

Pour ma première matinée de classe, je me retrouve à faire l’appel et je vis le délice des prénoms. Je peux compter sur la présence de Rosemonde, Fêtenat, Eurydice… Des jumeaux Jean-Jacques et Jean-Chirac. Cet acte de nommer me permet de découvrir les histoires des enfants qui sont présents. Je suis face à la chaleur de la pauvreté et de l’innocence. Les jours passent et ne se ressemblent pas. Chaque jour délivre son lot de vérité sur la misère joyeuse, l’humanité simple et la rudesse des conditions de vie.

Chaque jour, une femme passe avec une casserole accrochée à son dos. Elle vend une mixture verdâtre, nous nous y refusons. A chaque fois, elle me regarde avec noblesse. Le dernier jour, je finirai par accepter de goûter son breuvage qui s’est avéré délicieux. J’ignore de quoi il était fait mais j’en garde un souvenir ému. A la fois pour son goût et pour cette femme qui, en me tendant ma première gamelle, me souffle combien elle est honorée de me servir. Son regard est pur, ses mots justes et simples. Elle qui parlait peu en notre présence, transperce une pudeur en moi qui me fait encore trembler. Je m'excuse sincèrement, j'ai évité sa potion pour garder la forme et la santé. Le goût de cette préparation reste encore dans la mémoire de mon palais. D'un mouvement de tête, elle s’incline et me laisse une cuillère en cadeau.

Chaque jour passe et enseigne une lutte. Pendant ce séjour, rester en bonne santé est une épreuve pour le groupe. Gaspar et Louise passent leur première semaine au lit, malades et cadavériques. Joséphine et Arnaud nous rejoignent une semaine après notre arrivées, tombent malades à leur tour. Arnaud après avoir mélangé trop d'alcool au cocktail du 14 juillet de l'ambassade de France, Joséphine déclenche une crise de paludisme au cours d'un week-end passé dans la campagne, à 8 heures en voiture de Cotonou. Nous rentrons à la hâte dans un taxi collectif plus préoccupé par ses tomates et ses salutations que la fièvre impressionnante de notre comparse. A l’arrivée, tout le monde est malade, épuisé et nous déboulons à l'hôpital où je me retrouve à nouveau seule à gérer la situation. Du haut de mes 20 ans, je suis la seule vaillante et la plus mature du groupe. En dépit des conditions sanitaires, je maintiens santé et vitalité malgré mes multiples piqures de moustiques qui elles vont marquer mes jambes pendant plusieurs semaines.

Les jours passent et se ressemblent. Toujours le même riz avec la viande épicée pour éviter les maladies. La proximité du paludisme et de la dengue provoque son lot d’absences. Un matin, un enfant m’apprend qu’un élève est mort d’une crise de paludisme pendant la nuit. Sa mine est tellement naturelle que je comprends la normalité dans la fatalité de sa voix. J’essaie de trouver des éclairs de vie dans ce monde brutal. Le jus naturel de mangue vient retourner mes sens, j’ai l’impression de boire un élixir de vie. Une marche à la plage qui estomaque les enfants me revigore. Le long du sable blanc, je suis la seule à me baigner. Sur le rivage, les comparses béninois me regardent avec torpeur. C’est la première fois qu’ils voient la mer située à moins d’un kilomètre de chez eux. Le courant, le bruit, l’écume des vagues les impressionnent. A la sortie, Rosemarie remercie Dieu de m’avoir épargné des démons qu’ils y avaient dans l’eau. Une vérité tombe et m’enseigne une perception de ce monde marin que j’aime tant.

Les jours passent et le sacré s’immisce. Un matin, nous sommes à table quand un des fils se lève. Un scarabée volant s’invite au milieu du repas. Tout le monde s’affole et quitte son siège… sauf moi qui reste indifférente. Le jeune homme crie « Sorcier ! Sorcier ! Céline, c’est un sorcier. » Je lève la tête et sourit à la bête qui s’éloigne. Les trois jeunes de la famille s’assoient en écarquillant les yeux. Gaspar et Louise éclatent de rire. Je hausse les épaules. Ce type de croyance m’indiffère. Aubin, qui se destine à devenir prête, nous récite un verset de la Bible, ce qui me fait méditer sur le mélange de foi. La magie noire revient nous titiller au marché où nous trouvons quelques souvenirs pour nos familles. Plusieurs vendeurs tentent de me vendre des reproductions de divinités protectrices locales avec des croix catholiques. Une autre vision du monde.

Quand je me fais voler mon argent qui était caché dans ma valise, je trouve immédiatement le coupable que je confronte. Le pauvre est drogué et a probablement brûlé mes euros pour se tourner la tête avec une poudre chimique. Il m’explique que je suis une blanche, que je dois réparer ma dette à l’égard des noirs car mes ancêtres sont responsables de l’esclavage. Quand je réponds que je ne vois pas le rapport entre les crimes de ma race et le vol de mon argent, il lève sa main avec grandiloquence, les yeux émus par la drogue.

« Voyons, Céline, les Dieux sont avec toi. » Il m’affirme que je récupérerais vite cet argent car tout le monde le dit, j’ai une « force en moi ». Je balaie la conversation plus affectée par la perte de mes économies durement gagnées que ce type de déclarations censé apaiser voire amadouer ma colère. Et pourtant, avec le temps, ces moments, ces regards, ces mots chuchotés ont bel et bien, forgé ma force. Avec ces échanges, je réalise combien j'ai été préparée à ce voyage. Quand les autres sont malades, je suis vaillante et volontaire. D’où vient ma force ?

Louise me pose cette question quand mon voleur nous quitte. « Comment t’a fait ? T’as pas eu peur Cél ? » Elle me partage sa peur. Il aurait pu me frapper ou m’insulter. J’hausse les épaules. « C’était ce qu’il fallait faire. » Dans mon coin, je réfléchis à cette question qui se répète et je trouve une réponse intérieure. Avant de partir au Bénin, j’ai échangé avec Salim, le professeur de gym de ma grand-mère que je connais depuis l’enfance. Athlète 5ème Dan au Judo et inquiet de mon départ dans un pays de « sauvages », il m’enseigne des gestes d’auto-défense. Ses mots sont durs. Les hommes, ce sont des mâles primaires et bestiaux. Ils veulent conquérir les femmes, a fortiori une belle jeune femme pour la posséder. Je dois savoir une chose, les hommes chasseurs sont faibles d’esprit. Salim est convaincu. En montrant ma force, ils partiront comme des démons sans pouvoir. Avant mon départ, il demande à me voir. Il sourit, il sait que j’ai la force. Il part chercher un objet dans sa commode. Un instant bascule, Salim m’offre un chapelet musulman et me prononce une phrase en résonance avec l’enseignement béninois. « La force, c’est celle que tu dégages. Personne ne t’embêtera si tu respires cette force ».

Ce sorcier, ce voleur, cette femme qui ont accompagné mon voyage au Bénin m’ont appris avant même d’y mettre un mot, l’importance de l’aura... Ou encore de son mana, mot tahitien dont une des significations est force. Cette force est en soi et c’est en la montrant, que les autres vous la renvoient. Ce voyage m’a enseigné une vertu essentielle, la force est en nous… au lieu de « la force est avec nous », pour reprendre une phrase bien célèbre. Je n’ai d’ailleurs vu Star Wars qu’en devenant enseignante de l'histoire du cinéma à l’âge de 25 ans. Je dirais aujourd’hui, que si nous acceptons la force en nous, la force alors, est avec nous…. Si nous choisissons de la ressentir et l’incarner, elle irradie et se montre aux yeux des autres.