En Inde avec un Yogi
Le destin continue de jouer en ma faveur. De retour à Bruxelles avec un certain blues, je continue de nombreux voyages pour le travail quand mon boss m’apprend une nouvelle décision de la Commission européenne… La coopération avec l’Inde pour le secteur de l’eau est devenue une priorité dans l’agenda politique. Nous sommes donc invités à réunir nos forces rapidement pour organiser des ateliers de recherche et d’accords politiques. Il m’envoie à Bangalore et New Delhi pour dix jours. Je souris à l’idée d’aller au Taj Mahal, autre incontournable de ma to do list. Et tant qu’à faire, je demande une semaine supplémentaire pour aller à Mumbai et réaliser quelques rencontres stratégiques. J’obtiens l’accord et je bénéficie de quelques jours de vacances sur place avec une idée en tête, visiter Goa, autre clé mythique venue du film Bride and Prejudice.
Quand je décolle, j’ai organisé un voyage dans l’Inde du Sud au moyen des avions low cost qui transportent pour 30 ou 40 dollars sur des kilomètres de distance. Continent à part entière, des milliers d’Indiens de la classe moyenne et supérieure empruntent les lignes intérieures, argument que je donne à mes amis européens ou mes collègues qui s’inquiètent de me voir emprunter ces avions dénués de sécurité à leurs yeux. On me retrace les morts survenues dans ces lignes non classées et j’hausse les épaules, tout n’est question que de perception et de hasard, je ne sens aucune menace.
Sans encombre, j’arrive à Mumbai la magnifique. De très bonne heure, j'emprunte le bus collectif pour rejoindre mon auberge de jeunesse située dans le centre-ville. Nous passons les slums où la vie matinale se réveille avec ses couleurs, son grouillement et sa vie. Je n’y vois que le quotidien et les visages déjà au travail. Je me précipite à la gare, lieu emblématique dans ma tête avant de m’aventurer sur la côte à la recherche d’un temple. Comme toujours, je suis là pour une fête religieuse. Quand je me lance vers le temple séparé de la rive par une digue, je respire à plein poumon portée par la beauté du lieu.
Un instant, une porte s’ouvre, puis d’autres avec elle. Des hommes en blanc sortent et rejoignent la route. Je me retrouve à contre sens de cette foule masculine qui semble soit offusquée soit honorée de ma présence. Un homme me pousse gentiment sur le côté et je m’arrête, bien consciente de ce raz-de-marée impressionnant et empressé. Il me dit que je vais me faire écrasée et il se place comme un bouclier entre la foule et moi. Il observe quelques secondes, la foule diminue et approuve. « Wait until the last is gone. Then, you go. They wait for you »[1]. Il s’éloigne, le doigt pointé vers le ciel ce qui attire l’attention des hommes qui quittent. Quand le dernier est parti, je m’approche et je découvre l’étendue magnifique qui rencontre la pierre blanche. Une brise passe. Je ne sais pas qui m’attendait mais je sens une présence. De retour du temple, je vois les femmes se baigner dans l’eau et échanger, les hommes se tiennent d’un autre côté du parc. Je réalise la division de la société musulmane présente.
Le soir, je découvre mon dortoir de douze lits dans une grande salle divisée en deux. La hauteur de plafond, les moulures, le parquet, les fenêtres... Tout ressemble à un ancien hôtel particulier de la période coloniale britannique. L'élégance du lieu tranche avec les lits superposés simples. La pièce a été naturellement organisée entre les voyageuses. La grande pièce réunit les femmes indiennes, la plus petite, les trois femmes européennes dont je fais partie. Tout est incroyablement serein et bienveillant. Une femme qui me voit chercher mon savon que je ne trouve pas, m’offre le sien encore neuf et emballé. D’un mouvement de mains jointes et avec un grand sourire, elle me prie d’accepter. Je sais que mon savon est quelque part dans sac à dos mais je ne me sens pas de refuser ce qui semble être un honneur à ses yeux.
Au petit matin, de grandes tables en bois s’étendent dans un grand salon au parquet d’époque. Le silence respectueux est interrompu par le craquement des pas sur le sol. Du thé, du café, de l’eau chaude, et pour chacun, une assiette avec un œuf, deux tartines avec de la confiture et quelques amandes. La simplicité m’apaise. Les visages sont si différents. Des hommes sont maigres au sourire édenté, abordent un sourire heureux, d’autres sont sévères derrière leur visage rond et un air angoissé. Tout est incroyablement calme et je profite de mon repas en hallucinant. Ma nuit me coûte à peine 2 dollars, petit déjeuner inclus.
Je quitte Mumbai pour entamer ce que j’appelle, ma mini retraite spirituelle. J’ai acheté le livre de Nelson Mandela sur un appel à l’aéroport et je dévore totalement Conversations avec soi-même. Je pars pour Goa dans un lieu conseillé par une amie qui me garantit que je devrais apaiser et trouver les réponses à ce mal être que je ressens. Quand j’arrive, je n’ai aucune réservation et je m’inquiète un peu. On me dit de patienter quand j’entrevois une femme qui fait le ménage. Je réalise l’odeur délicieuse du bois fraichement ciré. Un homme arrive et me salue. Il m’attendait. Il avait vu dans les signes qu’une européenne viendrait lui demander conseil. Il me propose un prix abordable si je promets de parler avec lui. J’approuve et j’ai à peine le temps de poser mes affaires que je dois le rejoindre pour manger, je suis trop maigre à ses yeux.
Autour d’une table remplie de fruits, noix, gâteaux, œufs brouillés et jus, Mani se pose avec son thé et me décrypte silencieusement. Il aborde un sourire satisfait en lançant la conversation sur ma quête… Qu’est-ce que je cherche exactement ? Je l’ignore. Une paix probablement. Il me répond que je cherche un mode de vie qui me ressemble et celui-là, passe par répondre à une question fondamentale… De quoi ai-je vraiment besoin ? Il m’explique alors son parcours de businessman ambitieux ayant connu de grands succès. Il cherchait l’approbation de son père jusqu’à ce que ce dernier meure du cancer. Mani qui n’a pas pu être à ses chevets pour ses derniers moments, plaque tout et change de vie. « J’ai réfléchi. Je n’avais pas de grands besoins à part celui d’être près de ma famille. » Sur ces mots, il saisit des pancakes avec des morceaux de mangue qu’il a fait préparer pour moi. « Eat your pancake, sleep and come back tonight for dinner »[2].
J’exécute. Bercée par les odeurs agréables de la maison, je dors une longue sieste réparatrice. J’ai le temps d’aller marcher sur la plage, observer les barques qui reviennent et voir au loin, un début de soirée d’Américains qui semblent déjà bien enivrés. Je ramasse un coquillage et trouve une étoile de mer sur le sable. Je la rends à l’eau quand une femme s’approche et me donne une couronne de fleurs pour que je la jette avec un groupe venu prier. Je réalise le rituel avec eux et repars, troublée, en quête de mes besoins véritables. J’ai le cœur gros, une peine bloque mon cœur et j’ignore d’où elle vient. Quand j’arrive à la maison de Mani, je découvre les préparatifs d’une table magnifique éclairée par des bougies.
Après une douche, je rejoins le maitre Yogi qui sirote un thé frais avec une cigarette. Il me propose de m’asseoir et se met à brûler de l’encens. Je bois avec lui en silence quand je sens les larmes venir. « Tu as perdu des personnes de ton cœur, tu étais très jeune, c’est pour ça que tu cherches quelque chose qui n’existe pas. » J’acquiesce. Mani a vu ce que je sais mais que je refuse d’intégrer. Les décès de mon grand-père à 14 mois et ma marraine à 17 ans m’ont éteinte émotionnellement. Je fuis toutes relations et engagements selon lui, car à quoi bon aimer quand la mort nous enlève l’être aimé ? Il aborde ce nouveau sourire confiant et certain. Une larme coule et la femme de maison nous apporte un magnifique plat aux lentilles et des naan.
Nous dînons en silence. Je médite sur ma peine avec la présence de Mani qui récite muettement des mantras. Je sens comme un poids descendre de mes épaules vers mes pieds quand nous avons terminé de manger. Le maitre Yogi me sourit et me tend une tisane. Il m’explique qu’il vit désormais avec quelques centaines de dollars et avec le don de son père, celui de la clairvoyance. Il aide les personnes qui viennent à lui pour les guider. Il me regarde à nouveau. Le livre que je lis, il est une réponse lui aussi, à ma quête de paix. J’expire. Je passe les deux jours suivants à lire, écrire, dormir et ne mange pas un seul morceau. Je bois le thé épicé et les jus de Mani libèrent une fatigue et un espoir simultanés. Quand je quitte Mani, il me serre dans les bras et me remercie de l’avoir guidée. Avec son sourire énigmatique, il laisse planer une prédiction et je m’envole pour Bangalore où le travail m’attend.
Après trois jours dans la mégacité de l’informatique, je pars à destination de New Delhi et quitte l’Inde du Sud pour l’Inde du Nord. Cette fois-ci, je suis en mission officielle et c’est le taxi qui me mène à l’hôtel où se tient la conférence. Nous parcourons différents mondes et cette fois-ci, pour la première fois de ma vie, je vois la pauvreté. J’ai visité des bidonvilles à Casablanca, Nairobi, Sao Paulo, Mumbai… Ceux de New Delhi me saisissent par leur dureté. J’ai l’impression de voir la réalité des castes et de la séparation qu’elle génère.
Quelques kilomètres après, nous entrons dans un jardin privé où se dresse un magnifique édifice luxueux. J’entre dans ma chambre à 180 dollars. C’est une suite royale de 90 mètres carrés. A l’entrée, un panier remplit de produits de beauté m’attend avec un jus de mangue frais et des fruits fraichement découpés. La décoration est fine, délicate et chaque pièce dégage l’élégance. Je m’assieds complètement perdue par ces mondes parallèles que je viens de vivre en quelques jours.
La conférence se déroule avec ses masques, ses grandes déclarations et ses couac culturels dont la cuisine épicée. Les dignitaires européens deviennent rouges, ce qui fait rire les Indiens présents. Pour ma part, je me retrouve avec mes robes droites à manches courtes, une disgrâce aux yeux de la coutume locale. Je me pare des sari que j’ai achetés pour couvrir mes épaules et obtiens immédiatement, une approbation invisible. Mes tissus viennent d’une étape à Cochin. J’ai trouvé un magasin local populaire et réputé pour dégoter mes étoles, nombre de participants repèrent leur provenance avec cette lecture innée que les habitants du Pays semblent tous détenir.
Dernière étape, je pars enfin à la rencontre du Taj Mahal. Un collègue qui apprend mon plan, veut me suivre dans mon aventure. Il découvre mon projet de prendre le train seule et se demande si je ne suis pas complètement folle. Je lui explique mes différentes pérégrinations et il réalise la voyageuse aguerrie que je cache. « You’re going to get the 7 wonders! »[3]. Sa remarque me fait réaliser un référentiel que j’ai oublié. Quand nous sommes à la gare, je le guide avec cette espèce d’instinct qui le déconcerte. Nous arrivons dans nos compartiments respectifs, il s’inquiète pour moi. Je le rassure, je suis dans une cabine pour femmes.
Le lendemain, de très bonne heure, nous partons pour rejoindre la file qui veut pénétrer dès l’ouverture du temple. Que des locaux, ce qui enthousiaste mon collègue en quête de visite hors des sentiers battus. Quand nous rentrons dans l’enceinte, la magnifique esplanade nous accueille avec la douceur du soleil et le vol apaisé des oiseaux. Je soupire avec mon cœur à nouveau serré. Combien de rêves ai-je accompli ? Le lieu qui honore l’amour me fait réaliser que je cherche cet amour idéal, ce grand amour, cette rencontre absolue qui fera basculer ma vie. Je quitte l’Inde avec une résolution, il est temps.
[1] Attend que le dernier parte. Après tu peux y aller. Ils t’attendent de toutes les manières.
[2] Mange ta crêpe, dors et reviens pour le diner.
[3] Tu vas visiter les sept merveilles du Monde !