La renommée au poing : Quand on vit l'Industrie culturelle par don de nom
A l'occasion de la sortie de la bande dessinée sur Vipère au poing, je réalise combien ce livre est devenu une industrie culturelle à la française. Retour sur une épopée familiale au nom du nom.
Céline Hervé-Bazin
4/29/202510 min read
[Réalisation d'un autre temps]
Cette semaine, je reçois un message réminiscence, mon père m'avertit... Je vais "peut-être être embêtée car une BD sur l'auteur vient d'être publiée accompagnée par une rediffusion de Vipère au Poing sur une chaîne télévisée et d'une pièce de théâtre au Lucernaire. Bon, au Maroc, je devrais être plus tranquille." Cette prévoyance, mon père me l'a partagée à plusieurs reprises dans ma vie. Une fois, assez mémorable, pour une de mes premières soirées adolescentes le jour du décès de l'écrivain. "Pour m'éviter d'être prise au dépourvu devant tout le monde..."
Il faut dire que Hervé Bazin a marqué son époque. Ce n'est que très récemment, vivant à mon tour l'aventure de l'édition, que j'ai réalisé son poids... Plus de 4 millions d'exemplaires vendus pour Vipère au poing avec une traduction en 37 langues. Deux adaptations en films et maintenant, une bande dessinée et une pièce de théâtre. Je réalise... Hervé Bazin est une industrie culturelle à la française.
En parallèle, je décrypte avec mes étudiants, les mécanismes de communication par les influenceurs marocains. Ils sont plus de 60 000 à avoir investi les plateformes numériques, un boom vertigineux depuis 2018. Nous revisitons les théories pour analyser le phénomène où des noms surgissent sur l'espace public et changent les cercles d'influence... Répétant une industrie numérique culturelle.
Une vie sans avenir est souvent une vie sans souvenir.
Hervé Bazin
Industrie culturelle
à la française
Prenons le temps d'un récit, ou plutôt, une épopée familiale. Quand Jean-Pierre Hervé-Bazin* publie Vipère au Poing aux Editions Grasset, il a 37 ans. Il vient de recevoir le Prix Apollinaire pour un recueil de poèmes intitulé Jour. Il est divorcé, père de Jacques et remarié à Jacqueline, bientôt père de Jean-Paul. Pour la promotion du livre, la figure de son grand-oncle est mobilisée... pour mieux s'en détacher. René Bazin, enseignant à l'Université Catholique d'Angers, auteur de romans, essais et récits de voyage s'oppose à la figure de son petit-neveu. Il a protégé les valeurs de son clan, intégré l'Académie française et rassemblé des mondes complémentaires (le juridique, le voyage, l'écriture, l'enseignement). Jean-Pierre s'est éloigné des HB, présidé l'Académie Goncourt et a écrit principalement sur les questions familiales.
Marie Bazin, la sœur de René, est sa grand-mère paternelle et elle l'élève jusqu'à ses onze ans avec ses deux frères Ferdinand et Pierre, mon grand-père paternel aka cropette. Marie Bazin est également autrice sous le nom d'emprunt de Jacques Bret. Je me suis toujours dit que son talent a été compressé par son sexe à une époque où la lettre ne pouvait être féminine. Elle fait partie des nombreux artistes moins connus de la famille qui compte un peintre (dont l'œuvre a été recouverte par les peintures de Chagall à l'Opéra Garnier), une voyageuse écrivain (Tante Erique), un inventeur d'une ingénierie pour l'eau...
Les deux frères, Jean-Pierre et Pierre sont très proches tant en âge qu'en esprit. Mon grand-père m'a raconté leurs balades, leur passion pour la nature, leurs aptitudes intellectuelles quasi gémellaires. La légende raconte qu'adultes, ils s'éprennent de Marie-Amélie, ma grand-mère qui choisira Pierre, scientifique et structuré formé à Polytechnique qui deviendra entrepreneur en créant un collège lycée à Montreuil. La rupture éloigne les complices d'antan, d'autant que Jean se cherche. Il commet un délit de contrefaçon, subit un accident de voiture, multiplie les boulots. Mon père dit de lui "qu'il a fait beaucoup de conneries" avant de se voir racheté par la célébrité.
Quand j'écoute l'homme, j'entends un écrivain passablement égocentré, misogyne mais à l'esprit libre et engagé. Je n'ai qu'un souvenir de lui. J'ai onze ans et nous le retrouvons à un salon où il fait la promotion de L'Ecole des pères. Mes parents me confie à ses bons soins et je l'observe dédicacer des dizaines d'ouvrages. Quand il fatigue, il me demande d'aller arrêter la ligne. Quand je reviens, une femme me barre le passage. Il se lève offusqué. "Voyons, laissez cette enfant passer, c'est ma petite nièce !" Il me serre rapidement contre lui et reprend sa tâche. Dans son étreinte, je me sens reconnue et sans le savoir, je partage de nombreuses mémoires avec lui que ses livres racontent. Et comme tout saut de générations de ptite ptite fillote, j'apprends l'exception à la règle, la guérison essentielle des liens intergénérationnels. L'âge adulte enseigne ce qu'un parent peut vivre, essaie de transmettre, et reproduit parfois, à ses dépens.
Son œuvre dense évoque son besoin de reconnaissance. Il bâtit sa renommée sur une colère et en rébellion contre l'ordre établi. Son écriture se veut thérapeutique, elle partage les jugements de l'autre, l'offense, ce fameux esprit critique qui revient à détruire sans apporter de solutions. Sa plume est magnifique, percutante et emmène au cœur de chacune de nos propres souffrances, méandres des émotions et dépendances à l'amour maternel et paternel. A l'heure de l'influence, il aurait toujours autant de succès.
Ma grand-mère ne lui a jamais pardonné son étalage public, elle qui appréciait tant sa belle-mère. Pourtant, Hervé Bazin propose un récit qui remplit les cases de l'industrie culturelle. Il se fonde sur un héros vulnérable, l'enfant maltraité par sa mère qui s'élève contre ses agissements. Cette révolte s'emporte contre un modèle d'éducation mais plus fondamentalement, une classe sociale, un ordre établi voire une religion. Il faut comprendre Grannie (ma grand-mère), l'auteur la traite de poule pondeuse dans le Cri de la chouette (suite de Vipère au poing), ce qui est ironique. Mes grands-parents ont accueilli 13 enfants et Jean-Pierre a eu neuf héritiers nés de quatre mariages différents.
Succès incontestable, Vipère au poing ouvre à Jean les voies de l'écriture à plein temps. Il multiplie les œuvres dont L'huile sur le feu où le personnage s'appelle Céline. Mon préféré reste Lève-toi et marche, l'histoire de Constance qui paralysée, écrit jusqu'au dernier souffle de son corps immobilisé. Symbole d'une époque, Vipère au poing devient une industrie culturelle et bien plus... Le leg d'Hervé Bazin est intégré aux études en psychologie. La première fois où une femme est venue à ma rencontre en me parlant de la place du roman dans l'étude des violences familiales, j'ai reçu un coup à l'estomac. Cette iconographie anti-mère me renvoie à une tendance freudienne aujourd'hui déconstruite. C'est en apprenant à regarder au-delà des illusions, des manques, des dépendances que le cœur grandit et s'épanouit... Et il sait préférer la pudeur de témoigner avec la grâce de la nuance.
Et pourtant, c'est toute cette condition humaine qui plait.
*Hervé Bazin était son nom d'écrivain. Son nom civil était Jean-Pierre Hervé-Bazin, le nom Hervé-Bazin est né du mariage entre Ferdinand Hervé et Marie Bazin.
Mieux vaut écouter la voix de la conscience,
Que le bruit de la renommée.
Proverbe français
Nommer-Prouver
L'industrie culturelle de Théodor W. Adonor nous enseigne que les produits culturels sont « conçus pour eux-mêmes » dans une logique marchande et Volksgemeinschaft, ce qui relie par le sang, le destin ou la foi une même communauté. Cette circulation favorise non pas l'exercice de l'esprit critique mais une forme de domination. Plus les contre-pouvoirs circulent dans notre société, plus ils participent à la répétition des mêmes schémas... abolissant l'idéal de l'égalité des chances. Et pourtant, n'est-ce pas beau, inspirant, espérant de voir les expressions contestataires délivrer des formes créatives nouvelles et renouvelées ? J'aimerais assister à la représentation théâtrale de Vipère au poing, voir comment la metteur en scène a perçu ce récit d'un autre temps ou échanger avec le dessinateur de la BD... Ecouter ce qui a touché leur âme.
La révolution numérique qui nous a emporté depuis une vingtaine d'année a eu différents effets : l'accessibilité et la déstructuration de l'information avec une confusion des sources et de ce qui est vérifié, attesté et scientifique ainsi que la surconsommation de contenus tant audiovisuels, numériques ou hypermédias. Que dire de l'IA qui bouleverse nos pratiques de recherche et construction de notre esprit critique. Le temps d'usages et visionnages des films, séries, réseaux sociaux, jeux vidéos a fait basculer notre société dans un mouchoir de poche... Ou plutôt, dans un écran taille pixels. Le temps est devenu celui de la connexion hypermédiatique. Tout visionner, tout oublier ? Tout afficher, tout influencer ?
C'est là où je sais combien je suis une mammouth d'une autre ère. J'ai grandi sans portable, sans Internet et avec un accès ultra limité à la télévision (par Saints mes parents). Ce qui a laissé mon imagination faire son œuvre. Là où j'ai grandi, il n'y avait pas de murs, que des tissus de sables pour dessiner nos maisons, nos labyrinthes ou nos terrains de jeux de balles. La nostalgie m'emporte. Pas de photos, pas de portables pour filmer ce temps-là... Ce sont des mémoires vivantes.
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de vent que la plage de Skhirat souffle. Son image avait quitté ces jours d'enfance pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de mer, si sèchement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Relire La Madeleine de Proust.
Cette déferlante d'images-sons-touchers (ah la petite Poucette) des réseaux sociaux rend les contenus éphémères... Et pose la question des stimuli abordée par l'IA Act. La "tiktotisation" (Colas, 2023) de notre attention rend accessible la méditation, les conseils thérapeutiques ou la traditionnelle liste des 10 bonnes idées pour gérer ses émotions. Mais à quel point affaiblit-elle notre mémoire et trouble notre attention ? Notre cerveau devient aussi virtuel que celui de l'IA qui a le mérite de nous renvoyer à notre miroir... Nous avons une capacité à hypercréer des contenus, mais avons-nous conscience de nos sources de création ? Cet article sur l'IA et ses enjeux appliqués à la publicité au Maroc pointe combien la trace humaine va devenir essentielle... La trace, c'est déjà l'écriture nous dirait Yves Jeannerêt... et déjà une trivialité.
Quand je compare la mémoire de mes familles, je peux évaluer la différence. D'un côté, les Hervé-Bazin à l'arbre hyper documenté jusqu'à Colbert (c'est dire), de l'autre, un travail généalogique mené par ma mère, mon oncle, ma cousine... après le silence d'une transmission.
Mon grand-père paternel fuit l'Italie de Mussolini, son père étant poursuivi par les Chemises noires. Ses parents scellent le secret de trois enfants morts avant 3 ans, la peur d'être trouvés et le fardeau de la faim. En 1945, Papi appartient au camps des vaincus mais devient entrepreneur réputé après la décolonisation du Maroc en 1956, la fortune tournant en sa faveur, il est italien, pas français. Quand il meurt en 1982, ses 25 employés pleurent. De lui, ils ont reçu la CNSS, la CIMR, des formations professionnalisantes et des prêts jamais réclamés pour payer le mouton. Ma grand-mère italo-espagnole quant à elle vit la décapitation de son grand-père à 9 ans - un crime qu'elle tait toute sa vie. Elle connait les restrictions de guerre et doit défendre sa nationalité auprès du juge quand elle se marie, elle est française par don de sang et elle le restera. A son enterrement en 2016, les ouvriers sont toujours là, l'âme en deuil pour cette dame de fer qui révèle ses secrets posthumes.
La renommée, c'est porter le nom. Le non qui a laissé les non-dits sculpter une mémoire et le nom qui a crié sa douleur pour la transmettre à l'éternel éphémère. Cette ère de l'influence qui s'étale est-elle ce nom ou ce non ? Je m'interroge fondamentalement sur les impacts de ces multi-communications perpétuelles, multi-conversations générées par mon prompt qui écrit si bien les réponses de mon agent (sans fautes d'orthographe). Dans ma thèse, j'évoquais le processus communicationnel qui consiste à nommer, critiquer et réclamer avec la nécessité de prouver pour obtenir une résolution à la dispute publique... Un art au centre de la société néo-zélandaise où le Tikanga permet l'apprentissage conjoint des valeurs partagées au sein d'une société.
Dans la CNV (je préfère le nom de communication consciente), les mots qui sont les fenêtres de Marshall Rosenberg nous rappellent les vertus essentielles d'observation, écoute, besoin et demandes dans le respect de l'autre, sans créer ni souffrance, ni violence. Un bel idéal pour l'espace public médiatique où communiquer revient à construire, déconstruire, reconstruire... Détruire pour renaître ? Ce sont nos erreurs de liens qui entrainent notre renommée, ce que nous re - nommons. Partager ce que nous avons appris et là où nous avons réussi et échoué nous permet de transmettre cette sagesse, cet élan du cœur pour enseigner - renseigner - insignare.
Et c'est dans toute cette tentative que je nomme l'avenir. Une fois n'est pas coutume, j'ai programmé un post depuis plusieurs semaines pour honorer un jour, celui du 20 mai 2024. Cette journée et sa nuit ont été synonymes d'un deuil... à répétition. Ces deuils, je les reçois comme les cadeaux cachés d'un guide qui m'enseigne l'instant fondamental, celui de l'étincelle créatrice animée par une écriture subtile, une parole partagée et une conscience sacrée. On s'était dit rendez-vous le 20 mai 2025... et on verra, si on est devenu des grandes âmes.
Prenez soin de votre nom*,
Céline